Mgr Alice Hura – Charles Bugan
Par la Gotická cesta – la Route Gothique, dans le circuit de Rimava – Rimavsky okruh, nous avons découvert l’église Sainte-Cécile dans le village de Kyjatice. Disons tout de suite que cette église fait, depuis 1694, partie de l’Eglise évangélique (Luthérienne). Elle possède une précieuse décoration de fresques datant du 14e et du 15e siècle, des fonts baptismaux en pierre du gothique primitif, un autel Renaissance, une chaire de prédication baroque et un plafond en bois peint du 17e siècle.
Mais aussi une exceptionnelle fenêtre d’axe, de surprenantes représentations de saintes et surtout, surtout, un Jugement dernier hors du commun.
A proximité du village de Kyjatice, se trouve une localité archéologique de l’Age du Bronze, la nécropole de l’incinération du groupe des champs d’urnes – de la culture de Kyjatice, datant 1100 – 700 avant notre ère. Nous reviendrons sur ce site plus tard.
Les sources historiques connues mentionnent pour la première fois du village de Kyjatice en 1413.
L’église du gothique primitif est édifiée sur une butte au sud-ouest du petit village de Kyjatice. Elle est, encore aujourd’hui, entourée par un mur de défense à l’état de fragments. Elle est située à proximité de l’ancienne école du 19e siècle, qui à ce jour, sert pour le Work-chope estival, ″Les Jouets de Kyjatice″, destiné à la maîtrise de l’industrie des jouets en bois du type populaire slovaque.
En remontant le cours du temps, depuis le haut du Moyen Age, dans la vallée de la rivière de Rimava, aux alluvions aurifères des Monts métallifères, les orpailleurs étrangers lavaient l’or pour de hauts seigneurs locaux. Ceci répond à la question : pourquoi sur un pays montagneux et isolé, une église ornée de fresques médiévales fut édifiée à l’époque moyenâgeuse ?
L’appellation de Kyjatice, en hongrois Kiéte, provient peut-être du mot slovaque kyj, kyjanica, qui désigne un outil ou une arme en bois, une masse (comme outil, pilon) ou une batte. Il signifie peut-être aussi un lieu pour broyer le minerai ou le lieu de concassage de pierre avec un outil manuel en bois. Le mot se prononce kiyatitse.
L’église de Kyjatice dans l’histoire et ses curieuses peintures murales
Erigée à partir d’une forme simple, typique des petites églises de campagnes slovaques, elle a une nef unique et un prebytére carré, et, par conséquent, un chevet plat, surmonté d’une simple voûte en berceau.
Une première campagne de travaux eut lieu pendant la première moitié du 14e siècle. Pendant cette campagne, les peintures murales, type fresque al secco, sont réalisées dans l’intérieur du presbytère et sur l’arc triomphal. Mais à la moitié du 15e siècle, l’arc du presbytère (1) s’écroule et il sera reconstruit très peu de temps après.
Le chevet plat est orné d’un apôtre et de quatre saintes. Selon les historiens slovaques Vladimir Plekanec et Tomáš Haviar (Gotický Gemer a Malohont, page 122), il s’agit des saintes Barbe – Barbora, Ursule, d’une étonnante Maria-Magdalena pénitente et de Marie Salomé (très rarement représentée !).
Le soubassement du presbytère est décoré, sur tout le pourtour, par un décor de rideaux comme on en retrouve, par exemple, à Martinček (village dans la région de Liptov), à Poniky (village près de la ville de Banská Bystrica)…
L’arc triomphal
L’intérieur de l’arc triomphal comporte la parabole des Vierges sages et des Vierges folles (Matthieu 25, 1-13). Les cinq Vierges folles sont au nord, les sages au sud. Sur les piédroits, nous avons au sud, en partie cachée, sainte Elisabeth de Hongrie et au nord un saint, peut-être Martin ou un prophète ! Nous proposons saint Martin.
La nef
Côté nef, la partie supérieure de l’arc triomphal est décoré par :
côté nord, l’Arrestation de Jésus et le baiser de Judas, immédiatement suivi de la comparution devant Pilate qui se lave les mains.
côté sud, le Portement de la croix.
Dans la partie inférieure, nous avons la Crucifixion au nord et les Lamentations (Pièta) au sud.
Une deuxième campagne de travaux se déroulera entre les années 60 et 70 du 15e siècle, c’est alors qu’est construite une sacristie sur le mur nord du presbytère ainsi qu’un nouveau portail ogival qui est ajouté au sud de l’édifice. Les fenêtres sont changées, ce sont celles que nous voyons aujourd’hui. Et la table d’autel en pierre est placée légèrement en retrait par rapport à l’arc triomphal.
Finalement toute l’église sera recouverte d’un enduit de mortier recouvrant ainsi la première couche de fresques de l’arc triomphal et du presbytère. Mortier qui sera ensuite recouvert d’une épaisse couche de badigeon de chaux. Et c’est à cette période que la seconde campagne des peintures murales aurait été exécutée. Elle comporte notamment la curieuse – par sa forme circulaire – scène du Jugement dernier sur le mur nord de la nef et probablement les saintes du mur du chevet. Comme il se doit, après les travaux de rénovations, l’église fut à nouveau consacrée, comme en témoignent les trois crois de consécrations dans l’église de la nef mur nord, sud…, deux de celles-ci sont gravées et peintes dans la couche de mortier (laquelle, ne l’oublions pas, recouvre les fresques de la première campagne de travaux du 14e siècle).
La fresque en cercle du Jugement dernier du 15e siècle
L’église de Kyjatice est devenue célèbre surtout par sa fresque unique du Jugement dernier peinte sur une grande surface au mur nord de la nef. Il s’agit d’une scène polysémique et qui est composée de nombreux symboles. Ce Jugement dernier est probablement inspiré par l’œuvre d’Hildegarde de Bingen (*1098 – † 1179).
Ici, la composition se trouve dans un double cercle dont le plus grand mesure 5 m de diamètre environ. Entre ces deux cercles, dans une bande de près de 50 cm de large, l’espace est divisé en neuf parties de couleurs différentes. Là nous voyons des figures d’anges. Cet espace symbolise les neuf chœurs angéliques du ciel.
Dans la partie supérieure du cercle interne et au centre, un Christ montrant ses plaies dans une mandorle. A ses côtés, des anges portent des outils du martyre du Christ ou sonnent de la trompette. Au-dessous des anges, un groupe de saintes et de prophètes, symbolisent l’Eglise victorieuse.
Dans la partie inférieure en-dessous de tombes ouvertes et de corps prêt au jugement – c’est la résurrection des corps – puis nous avons, à gauche, un groupe d’âmes sauvées suivi par l’archange Michel devant la porte du ciel. A l’opposé de cette scène se trouve un groupe de damnés relié entre eux et emmené par des diables vers la gueule du Léviathan, le démon des enfers, peint hors du cercle et très peu visible aujourd’hui. On remarquera dans la partie intérieure, un crapaud entraînant le corps d’un damné.
Dans la partie centrale, on trouve deux groupes difficilement identifiables. Nous proposons : à gauche des vierges-martyres, vierges-religieuses et à droite des saints et/ou des martyrs. Cette peinture murale est datée de 1426, mais d’autres dates sont aussi proposées par des experts : 1446 ou même 1486 !
En 1560, le village de Kyjatice est pillé par les Turcs ottomans.
Une autre campagne de travaux commence au 17e siècle
Pendant la Réforme (début du XVIIe siècle), le bâtiment est utilisé pendant un certain temps par les évangéliques. Ils blanchissent les murs, couvrant ainsi les fresques, et ils construisent le plafond à caissons de la nef en bois d’épicéa qui sera peint à la Renaissance (1637). La galerie sculptée, aussi en bois d’épicéa, et supportée par des colonnes torses est construite en 1641, c’est là qu’est placé le petit orgue d’origine. On remarquera aussi la chaise à haut dossier peint de 1637.
Mais en 1688, suite à la recatholisation, l’église de Kyjatice est mentionnée comme édifice catholique sous le patronage de Sainte-Cécile, jusqu’en 1694, date où l’église revient, définitivement, aux mains des Luthériens.
Une fenêtre d’axe exceptionnelle
La tour, à l’est, sera ajoutée plus tard, au tournant du XVIII au XIXe siècle de même qu’un vestibule d’entrée au sud qui couvre l’entrée d’origine en arc ogival.
Cette tour couvre la remarquable fenêtre d’axe circulaire d’origine, marquée dans son intérieur par un triscèle en pierre.
Le pourtour de cette fenêtre est décoré d’une fresque rare représentant saint Louis de Toulouse (Louis d’Anjou * 1274 – † 1297), fils de Charles II d’Anjou et de Marie de Hongrie. Nous le voyons ici auréolé et tenant une couronne royale dans chaque main (3).
L’église possède aussi un retable en bois de tilleul sculpté, polychromé et doré (1678) et une chaire en bois de tilleul sculptée, polychromée et dorée du premier quart du 18e siècle.
L’édifice est couvert d’un toit en bardeaux en bois.
La redécouverte des fresques médiévales
Les peintures murales de l’église de Kyjatice furent partiellement redécouvertes en 1894 par Istvan Groh (publication en 1895). Mais ces peintures sont nouveau recouverte d’un badigeon.
Mais de nouveaux travaux de restauration des peintures murales, qui se prolongèrent de 1980 à 1985 et au cours des années 1986 – 1989, sont dirigées par J. Josefík et L.Székely en coopération avec l’Atelier de restaurateurs de l’État de Levoča. Et toutes les questions concernant les peintures murales sont étudiées par Vlasta Dvořaková et Milan Tonger, historiens d’art. Les données archéologiques des années 80 du 20e siècle, confirment l’attribution vers 1250 des fondations d’une église primitive. C’est sur elles qu’on rehaussa l’édifice de l’église médiévale de Kyjatice tel que nous le voyons aujourd’hui.
NB : il semblerait que l’ordre franciscain était très présent dans la région, ce qui pourrait, peut-être, expliquer le choix des représentations des saintes du chevet et de saint Louis de Toulouse notamment.
Notes :
1 Presbytère – Presbytérium (du grec presbuterion, conseil des anciens). Dans un sens général, il s’agit de l’habitation du curé d’une paroisse. Au Moyen Âge, il s’agit aussi de l’espace cérémoniel souvent surélevé et réservé au prêtre. En Slovaquie, ce terme est toujours utilisé dans ce sens de nos jours.
2 Nous avons aussi trouvé cette Annonciation avec homoncule à moins de 5km, à Kraskovo ainsi qu’à Koceľovce et Ochtina, à +/- 65 km de Kyjatice ! Ces églises du sud de la Slovaquie, semble indiquer que la question de la représentation de l’Incarnation était un sujet qui préoccupait les membres du clergé de la région à cette période (à l’instigation des Franciscains ?). Le concile de Trente (1545 – 1563) y mettra fin.
3 Fresque rare car Saint Louis de Toulouse n’est pas représenté en évêque (ce qui est presque toujours le cas). L’explication vient du fait qu’il a renoncé aux deux couronnes – roi de Naples et roi de Hongrie – pour se consacrer à la vie religieuse qu’il avait choisie sous la bure franciscaine.
Sources
Středověká nástěnná malba na Slovensku (les peintures murales médiévales de la Slovaquie). Vlasta Dvořáková, Josef Krása, Karel Stejskal. Odeon – Tatran. 1978
Gotický Gemer a Malohont. Italianizmy v stredovekej nástennej maľbe (les régions gothiques de Gemer et de Malohont). Vladimir Plekanec – Tomáš Haviar. Ed. Matice slovenska & Arte Libris. 2010
Gotické kostoly – vidiek (les églises gothiques de campagne). Štefan Podolinský. Éditeur : Daniel Kollár. Kultúrne Krásy Slovenska. Dajama
Anjouovci. Princovia s kvetmi ľalie. Jaroslav Perniš. Ed. Ikar. 2016
Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle. Un destin européen. Actes des journées d’étude 15 et 16 juin 2001. Ed. Presse universitaire de Rennes. 2003
L’image à l’époque romane. Jean Wirth. Les Éditions du Cerf. 2008
Hortus Deliciarum – Le jardin des délices. Herrade de Hohenbourg. Jean-Claude Wey. Ed. Le Verger. 2016-2022
Le Jugement dernier. Entre Orient et Occident. Collectif sous la direction de Valentino Pace. Ed. du Cerf. 2007
Les justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle). Jérôme Baschet. Ecole française de Rome. 2014
Homoncule : à ce sujet, lire Le retable de l’Annonciation d’Aix. Christian Heck. Ed. Faton. 2023
Bestiaire du Moyen Âge » Images de la réalité et réalités de l’imaginaire. René Cintré. Ed. Ouest-France. 2022
Bestiaire du Moyen Âge. Michel Pastoureau. Ed. du Seuil. 2011-2020