Mgr Alice Hura – Charles Bugan
Les fêtes de printemps qui vont s’étaler de la mise à mort de Morena jusqu’au dimanche de Pentecôte en passant par la semaine de Pâques, l’arbre de mai… sont des réminiscences des fêtes païennes slaves mélangées au christianisme dont le but est de chasser l’hiver et d’accueillir le renouveau de la nature et le retour de la « lumière ».
Vynášanie Moreny que l’on peut traduire en français par « À bas Morena ! Dehors Morena ! » Il s’agit de déloger Morena du village, comme les chasseurs le font avec le gibier, bref de l’éliminer. Cette coutume de printemps et le rituel qui l’accompagne ont pour but de chasser, de faire fuir l’hiver.
Le rite slave le plus archaïque est probablement celui de l’élimination de l’Hiver, anciennement synonyme de la Mort. Selon la croyance des anciens Slaves, le printemps arrive plus vite si l’on brûle et noie dans la rivière une figurine féminine de paille, représentant la déesse Morena, symbole du mal, de l’hiver, de la mort et des maladies.
Dans les villages slovaques, depuis le Moyen Âge, ce rituel est représenté surtout par un mannequin féminin en paille – Morena, rarement par un mannequin masculin en paille – Dedko, lequel sera finalement jeté dans l’eau ou brûlé.
L’authenticité de cette coutume commence à disparaître dans la première moitié du 20e siècle et aujourd’hui elle est représentée sous une forme scénique par les groupes folkloriques locaux.
Morena est représentée par une figurine féminine de paille tressée, habillée du vêtement traditionnel de fête ou parfois de mariage et décorée de rubans colorés. Ce mannequin symbolisant l’hiver et le tout mauvais, et est connu dans toutes les régions slovaques et porte plusieurs surnoms en patois slovaque : Morena/Muriena, Marmuriena, Marmariena, Marmoriena, Ma-Murienda, Mariena, Mara, Morana, Marzana, Marena, Smrť/Smrtka, Baba, Hejhana, Kyseľ, Kyselica et il en est de même dans les langues slaves des pays voisins :
En tchèque : Morena, Mařena, Mořana (Morzannie), Mařák, Smrt, Smrtka, Smrťák.
En polonais : Marzanna, Marzana, Marzena, Morzana, Morana, Morena, rituel Topienie Marzanny – Noyade de Marzanna, Smierc, Smiercicha.
En bulgare : Mora, Morena, Mara, Morana.
En croate : Morana, Morena, Marana, Marena, Mora, Mara (en Dalmatie et en Slavonie).
En ukrainien : Mara, Marena.
Les peuples slaves avaient fait du rituel archaïque de Morena qu’après les longs mois d’hiver, il fallait l’éliminer. L’hiver, représenté par la déesse Morena, devait s’achever et terminer sa domination et laisser au plus vite la place à l’arrivée de la divinité du soleil de printemps, et à la chaleur, – divinité qui portait le nom slave de Yar ou Yaro, Yarilo, Yarovit – et à la déesse slave du printemps, Vesna.
Selon une hypothèse, les anciens slaves pratiquaient un sacrifice vivant lors du rituel de passage de saison. Plus tard, ils auraient remplacé le sacrifice vivant par une figurine de paille portant le nom de Morena ou Smrtka – la Mort.
Les premiers rituels écrits de Morena sont connus dès le 16e siècle sur le territoire slovaque. Cependant, déjà au 14e siècle, des cérémonies étaient célébrées mais furent interdites par le roi tchèque Karol IV – Charles IV, pour cause de rituel païen. Ce rituel, en provenance de pays voisins slaves, était pratiqué par les adultes. Plus tard, il reprendra et sera pratiqué par la jeunesse, surtout par les filles.
Une description du 19e siècle de l’ethnographe slovaque Jan Čaplovič (1780 – 1847) évoquant une cérémonie de l’élimination de Morena par une forme active est développée. Mais, selon lui, sa structure ne permet pas de déployer des fonctions de divertissement et la vision de la superstition est disparue.
Nous savons aujourd’hui que les exécuteurs « testamentaires », dans de nombreuses zones régionales, seront les enfants ou les adolescents et que, même si aujourd’hui, plusieurs traditions se sont perdues ou sont devenues relativement rare, Morena, par son innovation en forme de spectacle, implique en particulier les groupes folkloriques locaux qui perpétuent encore cette tradition païenne, même si avec le temps, ce rituel a perdu de son sens magique.
Chaque Dimanche Noire avant Pâques (5e dimanche du carême ou le Dimanche de la Passion) en Slovaquie, les groupes folkloriques locaux présentent ce rituel comme un spectacle traditionnel.
La représentation du rituel de l’élimination de Morena en Slovaquie – Vynášanie Moreny
Le scénario prévoit de promener Morena – le mannequin de paille – en chantant, dans le village, puis de la brûler et enfin de la jeter dans la rivière.
Le mannequin de paille qui représente la déesse Morena – l’hiver est fabriqué à partir d’une ossature en bois en forme de croix sur laquelle sont empalées des gerbes de paille. Morena est habillée de vêtements traditionnels féminins de fête ou de mariage : jupe, chemisier ou corsage pailleté et foulard. La tête de Morena est aussi crée avec de la paille et emballée dans de la toile blanche sur laquelle est dessiné un visage.
Lors du dimanche noir, ce sont uniquement des jeunes filles, symbole de la virginité, qui portent la figurine féminine de Morena mais parfois, pour des raisons de poids, c’est un garçon qui porte le mannequin, et qui accompagnent le déplacement dans le village en chantant des chansons comportant des paroles à caractères magiques « Morena, Morena kde si prebývala ? – Morena, Morena où étais-tu pendant ce long temps ».
Le cortège se déplace autour et dans le village en se dirigeant vers la rivière, le ruisseau ou le lac. Là, la figurine est déshabillée, enflammée et jetée en flammes dans l’eau. Morena, symbole de l’hiver, est brûlée et noyée pour faire place à la joie d’accueillir le retour du printemps et donc de l’éveil de la nature avec toutes ses promesses d’abondantes récoltes futures.
Parfois, Morena quitte le village par une extrémité pour son funeste destin pendant qu’à l’autre extrémité entre le Mai (Maik, Letečko, letetchko, Lesola) symbole de la nature verte ou de la verdure du printemps, représenté par un petit arbre vert orné de rubans colorés et de coquilles d’œufs entiers et vides suspendus aux branches.
Le couple formé par la Morena et par Dedko
Dans la même idée de « chasser l’hiver », on retrouve dans les régions montagneuses de Liptov et d’Orava, un rituel, aujourd’hui présenté par les groupes folkloriques locaux, de Morena accompagnée, avec un rituel similaire, d’une figurine d’homme en paille appelé Dedo ou Dedko, Dido, Ďondo, Chlap, Majmurien. Le mannequin de paille représente un vieillard, Dedo – Pépé, qui symbolise la cause de la faim (ou de rester sur sa faim) en hiver. Dedo est un personnage égoïste et goinfre, qui n’a jamais assez, c’est pourquoi, il fait partie de la marche de Morena autour du village.
Dedko est aussi fabriqué à partir d’une ossature en forme de croix de bois, emballé de paille tressée et habillé de vêtement traditionnel d’homme : pantalon de toile brut, chemise, casaque ou camisole et chapeau fourré. Sa tête est crée avec de la paille et emballée dans de la toile sur laquelle est dessiné un visage d’homme.
Dedko est porté par des garçons adolescents ou des jeunes recrues militaires (dans le village de Liptovska Kokava).
Les chants de Morena et de Dedko
Des chants « magiques » les accompagnent tout au long de leur passage dans le village. Le chant a plusieurs variantes selon les régions, mais les paroles stigmatisent le fait de se débarrasser de ce qui est mauvais : la maladie, la mort, la faim, le froid dans le village. Voici quelques textes.
Vynesieme, vynesieme Morenu zo vsi,
prinesieme, prinesieme nový máj do vsi…
Morena, Morena kde si prebývala ?
V tom krajnom dome, v tej starej komore…
Variante : Vynesieme Morenu z dediny,
prinesieme novu jar do dediny…
Débusquerons-nous, débusquerons-nous la Morena du village,
Apporterons-nous, apporterons-nous le nouveau mai au village…
Morena, Morena où habites-tu ?
Dans la maison du bout du village, dans de vieux débarras…
Débusquerons-nous, débusquerons-nous la Morena du village,
Apporterons-nous, apporterons-nous le nouveau printemps au village…
Une variante du chant lors de la marche des filles dans le village dans la région de Liptov
Vynesieme, vynesieme Marmurienu zo vsi, Marmurienu zo vsi ;
Prinesieme prinesieme Máj nový do vsi, Máj nový do vsi ;
Muriena naša, kdes prebývala ?
V dedinskom dome, v novej stodole.
Au moment du rituel où Morena est brûlée et jetée dans l’eau et où les jeunes filles ornent le petit arbre nommé Mai ou Maik, Letečko, Lesola, symbolisant la nature verte ou la verdure du printemps, les jeunes entament le chant suivant:
Vyniesli sme, vyniesli sme Murienu zo vsi, Murienu zo vsi.
Nous avons débuché, nous avons débuché la Muriena du village,
Priniesli sme, priniesli sme, Máj nový do vsi, Máj nový do vsi.
Nous avons apporté, nous avons apporté, le nouveau mai au village, le nouveau mai au village
Posejeme, posejeme suržicu s ovsy, suržicu s ovsy.
Nous sèmerons, nous sèmerons le grain d’orge avec l’avoine
Navarime, navarime čierneho piva, čierneho piva.
Nous cuisinerons, nous cuisinerons la bière noire, la bière noire
Opojime, opojime, kmeťovho syna, kmeťovho syna.
Nous enivrerons, nous enivrerons, le fils du vieillard, le fils du vieillard (1)
Ak nebude piti, budeme ho biti, budeme ho biti;
S’il ne veut pas boire, nous le battrons
S troma kyjmi kyjovati, za vlasy ho ruvati;
Avec les trois massues, nous le masserons, nous le tirerons par les cheveux
Dáme mu, dáme mu šidlo i kopyto, jeho žene sito i koryto.
Nous lui donnerons, nous lui donnerons un pied de fer et un poinçon, pour sa femme un tamis et une mangeoire.
Autre chant de Morena en patois de Slovaquie occidentale :
Morena, Morena ! Za kohos umrela ?
Né za ny, né za ny !
Než za ty kresťany !
Morena, Morena ! Pour qui tu es morte ?
Pas pour eux, pas pour eux !
Mais pour les chrétiens !
Et pour Dedo, dans la chanson « magique », Vynášanie Dedka ou Dedo, les paroles disent qu’il faut se débarrasser de la cause de la faim, de l’hiver :
Dedko náš Dedko, požral si nam všetko, nič si nam nenechal, tak si sa dobre mal !
Pépé, notre Pépé, tu nous a tout mangé, tu ne nous a rien laissé, tu étais bien ainsi !
Le rituel aujourd’hui
Dans la région de Liptov, dans la ville de Ružomberok, la coutume du printemps et le rituel slave de faire fuir ou bouter hors l’hiver et l’élimination de Morena – Vynášanie Murieny est représenté, chaque année, selon la tradition populaire par, notamment, l’ensemble folklorique Liptov.
Dans le cortège du groupe Liptov de Ružomberok, Morena précède le cortège et on pouvait voir, à l’arrière-plan, une jeune fille surélevée qui représentait la déesse Vesna, annonçant l’arrivée du printemps.
Note :
1 le vieillard est Dedko
Sources :
Malý lexikon ľudovej kultúry Slovenska. Kliment ONDREJKA. Edition Mapa Slovakia Bratislava, 2003 (www.mapa.sk)
Encyklopédia ľudovej kultúry Slovenska 1. Edition SAV Bratislava, 1995
Rok vo zvykoch nášho ľudu. Emilia HORVATOVA. Edition TATRAN, 1986
Slovenský rok. Rastislava STOLIČNÁ. Edition MS, 2004
Zborník Slovenského Národného Múzea, Ethnographia à Martin année 34, éditeur SNM Bratislava, 1993
Z ľudovej kultúry Turca. Eva PANČUHOVÁ et Zora MINTALOVÁ. Edition MS Martin, 2004
U nás taká obyčaj – Slovenské ľudové tradície. Vojtech MAJLING. Edition Computer Press Brno, 2007 (http://knihy.cpress.cz)
Slovenský rok. V ľudových zvykoch, obradoch a sviatkoch. Katarina Nádaská. Edition Fortuna Libri, 2012